Rouler vers le soleil couchant


Rouler vers l'ouest c'est rouler vers le soleil couchant. Et rouler vers l'ouest sur une autoroute américaine c'est rouler droit sur lui.
Les lunettes fumées ne suffisent plus. Il faut porter une casquette pour ombrager le regard.
Une visière c'est même mieux. Ça descend plus bas sur le front. Ça s'ajuste à la lumière.
A cette heure-ci, sur l'Interstate 40, on ne croise plus que des camions.
Des mastodontes blancs avec des tubes chromés qui crachent de la fumée par-dessus leurs cabines.
Il n'y a qu'eux, et nous, tous préparés à affronter l'astre flamboyant.
Et voilà! Les rayons traversent déjà le pare-brise et arrivent droit sur l'œil.
Le pare-soleil est depuis longtemps inutile.
On rabat le siège. On s'assoit un peu plus droit. On gagne encore quelques minutes.
Même qu'on roule plus vite encore.
Peut-être qu'on le dépassera après tout?
Peut-être qu'on y échappera?
Mais non.
Il glisse sous la visière. Face à face. On se mesure du regard.
La musique d'Ennio Morricone se déverse dans l'habitacle à plein tube. Avec elle on pressent mieux le duel.
On a encore un peu de marge. On baisse encore la casquette. Au lieu d'être à la lisière des cheveux, elle nous grignote déjà le front.
Le désert de Mojave s'étend là devant nous, une plaine de yucca et de cactus cholla.
Le soleil a cette infinitude pour nous atteindre.
De l'autre côté, on sera à l'abri de la montagne.
Avec la visière toujours plus basse, notre horizon s'est fermé.
On ne voit pas plus loin que le toit du camion de devant.
Puis même le bout de la visière se fait happer.
Des gouttelettes de lumière s'y déposent.
Le soleil gagne la course.
Il se déverse sur la plaine, la couvre d'un voile qui fait grandir les couleurs. Il caresse les montagnes, les teinte de rose. Je reconnais bien là son petit jeu : il rayonne plus loin qu'en plein jour, il se pavane jusqu'à l'intolérable avant de s'éteindre pour la nuit.
La pédale enfoncée, on s'élance vers la montagne, notre refuge.
Et juste avant d'atteindre son ombre, un panneau.
C'est la Providence Mountain.
Un instant on se demande d'où lui vient son nom.
S'il date du temps des chariots qui partaient vers l'ouest trouver une terre fertile pour y cultiver des rêves fous, elle n'a pas été bien nommée.
Certes, elle est le début de la dernière chaîne de montagnes.
Mais derrière ce pic s'élève un autre pic et un encore autre et un autre encore.
D'ici à Barstow on devra rouler 1h30. Puis 2h30 jusqu'à l'océan.
Les colons en avaient encore pour des jours!
Mais peut-être ce nom-ci avait-il un autre but après tout... Celui de cultiver leur dernier espoir...
Qu'importe!
La providentielle montagne m'offre son ombre.
De l'autre côté, il ne restera du soleil qu'une auréole fondue, qu'une ombre de lui-même.
Et on roulera dans cette ombre et dans l'ombre de son ombre et dans l'aube de la nuit et dans le jour de la nuit jusqu'au bout de l'Ouest, là où il se couche à son tour, sur une plage du Pacifique.

1 Comment