Le lac Roosevelt
 

        On peut atteindre le lac Roosevelt par deux chemins. L'inextricable enchevêtrement des autoroutes de Phoenix ou la deux voies désertique qui, après avoir sillonné la réserve Apache, file à travers Globe, une ville étalée, écrasée de soleil, angoissante de désintérêt. C'est ce chemin-là qu'il faut prendre. Parce qu'il faut se rendre compte du paysage qui entoure le lac, du désert où il se niche. Après Globe on quitte la grande route pour s'enfuir vers les montagnes pelées. La voiture peine à grimper. Il n'y a rien que des cailloux. Un horizon de cailloux. Des buissons arides qui laissent croire à un semblant de vie. Puis à nouveau : des saguaros. Ceux que les Indiens considéraient - et considèrent peut-être encore - comme des êtres à part entière, s'élèvent vers le ciel tous bras dehors, tendus vers la lumière, l'eau qui parfois les hydrate. Et ils grandissent dans cet environnement hostile, ils grossissent. Ici ils sont immenses - dix bras, quinze même ! - bien plus gros que dans le parc qui leur est dédié, à des centaines de kilomètres au sud, quelque part près de Tucson. Regarde celui-là! On dirait qu'il a un nez! Et lui! Il ne lui manque que le chapeau! Mais il faut se concentrer sur la route. Après le sommet, la pente est raide. Ça sent déjà le caoutchouc des pneus cramés sous les freins. En bas, une intersection. Vers la droite une route se perd dans un relief collineux. Un panneau indique le lac que l'on cherche mais aussi un resort et un RV park. Là on n'ira pas. Pas d'âme. Plus loin, entre deux tranches de forêt, la Tonto National Forest, apparaît une station service et un restaurant de bord de route. Trois voitures sont garées. On s'arrête aussi. On se renseigne. On est sur la bonne route mais c'est plus loin encore. Alors on repart...
        Après quelques minutes, enfin! le voilà! Le panneau camping! Celui-là on le suit jusqu'à se perdre dans un désert de buissons bas accrochés à une terre rougie. Ah! On finit par trouver les emplacements! Mais?... rien ne les différencie au désert environnant... On ne peut pas aller là.... On aura trop chaud... Et puis il nous faut un abri... D'ailleurs il n'y a personne. Et on ne voit même pas vraiment le lac. En tout cas on ne peut pas y descendre. Ça sert à quoi alors? Fatigués par la route, déçus, on repart. On nous avait dit pourtant que c'était beau par ici et on ne voit rien d'autre qu'une usine à camping. C'est décidé! On ne restera pas! On poussera jusqu'à Phoenix. Ou jusqu'à Payson. On se réinsère sur la route rapide. On n'est pas enchantés. Même qu'on fait un peu la gueule. C'est les vacances pourtant! Oui, mais la fatigue rend toute avancée difficile. On est résignés à rouler une heure encore. Payson c'est sûrement mieux mais il faudra rouler sur de la piste... Sans 4X4 ce n'est pas recommandé... Peut-être que Phoenix est plus sûr après tout... Perdus dans des considérations consternantes, on rate presque le panneau. Un autre camping! Tendus vers l'espoir d'une nuit proche, on tourne. C'est là! Wind Hill! Le camping de la colline venteuse! Maintenant on s'en rappelle! C'est celui-là dont on nous avait parlé! Oh regarde! Le lac! Et souriants, nos yeux s'accrochent à cette palette de bleus coincée dans le fond de la vallée. Il était temps!

        Les plus belles vues sont sur la loop Coati. On inspecte plusieurs emplacements. On a le choix. Aucun autre allumé n'a décidé de planter sa tente en cette saison. Cette cinquième saison, celle d'après l'été, celle de l'été des déserts. Des tables en alus dorment sous des auvents métalliques. Les surfaces de sable gravillonnées sont planes. Dans un coin, un firepit. On sort les chaises pliantes. On s'assoit à l'ombre de nos chapeaux à larges bords. Il est dix-huit heures et la chaleur est toujours aussi écrasante. C'est le matin seulement qu'on y échappe. Entre trois et sept heures. À cette heure-ci on sue le soleil par tous les pores. Même les cheveux suent. Et même les yeux. Ou peut-être que les yeux c'est à cause de la vue. C'est pour elle qu'on supportera la chaleur.
        Avec la lumière descendante, la chaîne de montagnes qui s'étend de l'autre côté du lac prend forme. On distingue ses reliefs, ses failles. Des ombres bleues font naître ses pics et ses bosses. Dans la vallée où est encaissé le lac, il n'y a rien. Pas de route dirait-on. Juste des arbres courts, si courts qu'ailleurs on les appellerait arbustes tout au plus. Et entre nous et cette langue de terre lovée contre la montagne, il y a le lac, cette étendue d'eau dont la vision seule est réconfortante par ces températures. Ce bleu vif, ce bleu plat, ce bleu parfois gravé de vaguelettes. Et entre nous et le lac, cette pente qui va vers lui, mais pas lisse. Cet amas de collines buissonneuses, de chemins qui n'en sont pas. Et sur les flancs de ces collines, quelques saguaros perdus là. La montagne au loin devient rose, ses reliefs violacés. Le lac pétille sous les assauts du crépuscule. Les saguaros semblent plus haut encore. Il est l'heure de monter la tente. Déjà, derrière nous, derrière le flanc d'une autre montagne dont on n'aperçoit que la crête, le soleil disparaît. Il éclaire un instant encore un nuage, par-dessous, inondant son ventre de lumière et à travers lui le reste du monde visible. Et sur ce spectacle éblouissant se détachent deux ombres anthropomorphes, deux saguaros centenaires.
        Les oiseaux déjà se sont tus. Les insectes se réveillent. Au loin, pas si loin en fait, une vache meugle. Le relief de la montagne a fondu. Le paysage n'est plus qu'un aplat gris-noir. Demain, avant sept heures, on descendra au lac.

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