La première et la dernière fois

[Carnet de voyage 37 /52 de l'année] 

La première fois les grues occupaient toute la ville. Dans chaque quartier leurs cous jaunes ou oranges penchaient à angle droit sur du béton nouvellement coulé.
La dernière fois la ville était blanche. Un hiver à donner la chair de poule aux os. Entre moins quinze et moins vingt au thermostat. Il a fallu acheter des chaussures fourrées. La neige était partout et encore dans les airs. On n'entendait plus les voitures sur cette couche épaisse ; dans les parcs on pouvait faire de la luge.

La première fois le mur avait été démoli moins de vingt ans auparavant. Arpenter la ville c’était comme se promener dans un livre d’histoire. Marcher sous la nouvelle coupole du Reichstag, sous les ailes de la déesse victorieuse de la Brandenburger Tor, au pied de la tour évidée de l’église du souvenir, sur la rue de Checkpoint Charlie - l’histoire se déroulait en images.
La dernière fois le film des siècles était connu, trop froid pour faire autre chose que la vie quotidienne, des repas chauds dans une coloc aux plafonds haut, parfois poser ses traces dans la blancheur d’un parc, se réchauffer dans un café bobo surchauffé, une jeunesse plus chic que punk sur des chaises dépareillées.

La première fois le mémorial n'était pas encore construit. On regardait des films dans un squat taggué aux murs troués. Les yeux se perdaient sur la ville encore à découvrir, les pas mélangés à ceux des étudiants le long de la Spree, dans les mains des Currywurst longues comme des avant-bras.
La dernière fois le mémorial était achevé, de gros blocs noirs sur lesquels les touristes se prenaient en photo. On regardait des films bien au chaud sous la couette, la neige sans cesse déroulée derrière la vitre, le ciel lourd de gris. On attendait rien en buvant des tisanes brûlantes.

La première fois Kreuzberg était encore un peu Kreuzberg, un quartier malfamé pas encore gentrifié, ou à peine. Je parlais l'allemand presque comme le français. J'avais seize ans.
La dernière fois Kreuzberg était un nouveau Kreuzberg. Je n'avais plus rien visité qu'une amie et ne parlais plus qu'anglais.

Entre les deux, cinq ans à peine - les villes-mondes se transforment à vivre allure.
Nous aussi.

 

 🌟Ce texte est inspiré de séjours dans la capitale allemande entre 2001/2002 et 2006/2007. Il s'inscrit dans le projet annuel "Carnet de voyage" : en 2018, je partage toutes les semaine un texte sur le thème du voyage sur ma page Facebook et le blog.

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