Pourquoi là-bas? 


Pourquoi vous voulez aller là-bas? me demande l'homme sérieux derrière son comptoir, ses yeux noirs posés sur les miens, cherchant en dedans des réponses différentes de celles que ma bouche s'apprête à lui donner mais qu'elle conserve le temps d'une réflexion, comme prise de cours.
Oui, pourquoi au juste ai-je envie d'aller en Iran?

L'homme a le droit de questionner, c'est même son métier. Il a une coupe à la brosse de cheveux noirs et drus, une main crispée sur un stylo, le corps solide et immobile.
Je n'ai pas préparé de réponses. Je suis venue les mains vides. Je suis entrée dans le consulat d'Iran à Istanbul presque comme à la boulangerie, avec un peu plus de retenue peut-être, sans avoir le temps d'être impressionnée. La salle est blanche du plafond au carrelage fait de dalles luisantes. Au mur des portraits officiels pendent dans des cadres lourds et dorés.
L'homme attend. 
Je ne sais pas que tout le monde passe par des agences privées pour obtenir des visas, qu'ils sont difficiles à avoir, qu'on ne se rend pas en Iran aussi facilement. 

J'avais décidé que j'irais, je suis donc entrée ici. C'est tout.
Mais pourquoi? Pourquoi je veux y aller?
Je cherche dans son regard des directions qui ne viennent pas, je scrute dans mon esprit devenu blanc les bonnes réponses comme on le fait à l'école mais mon silence m'alourdit.
L'homme attend toujours. 


Alors je lui dis les choses telles qu'elles sont, je lui dis que je veux aller en Iran pour découvrir le pays et ses habitants, pour aller au-delà des discours, pour rencontrer les gens, les vrais. 
Il a l'oeil qui brille, l'homme sérieux du comptoir. Ses lèvres s'étirent. Malgré la paroi de verre entre nous, sa sympathie me tend la main. 
Où allez-vous dormir? me questionne-t-il tout de même. Connaissez-vous quelqu'un sur place?
Je ne mens pas. J'ai la naïveté de ma jeune majorité et je ne connais de toute façon pas les réponses appropriées. Je ne connais personne en Iran. Je ne connais rien du pays. Et je voyage en dormant chez les gens qui m'accueillent via un site d'hospitalité.
L'homme n'a jamais entendu parler du site mais il opine du chef. Il est heureux que je veuille visiter son pays, que je veuille le découvrir de l'intérieur. 
C'est à ce moment-là qu'il a dû décider de m'aider. 

Ensemble, nous remplissons un formulaire avant qu'il ne m'emmène dans une salle sans fenêtres au fond d'un long couloir. Je vais y rencontrer son chef. Cet autre homme, moins souriant, me pose les mêmes questions auxquelles je donne les mêmes réponses. Le chef a le regard sec mais je réponds avec simplicité, ou plutôt naïveté, ou peut-être bêtise. 
Est-ce que je suis filmée? Est-ce qu'ils ouvrent un dossier sur moi? Est-ce qu'ils sont en train de vérifier qui je suis? Je me suis posé ces questions bien plus tard. Dans la salle sans fenêtres j'ai juste été moi-même, honnête.

Je suis revenue la semaine suivante, j'ai signé un papier assurant que je respecterais les lois de ce pays, que je me couvrirais les cheveux, et je suis ressortie avec un visa iranien collé au centre de mon passeport. 
L'homme à la coupe en brosse me l'a tendu avec un sourire de promesses et des voeux jusque dans sa poignée de main.
Je ne sais pas s'il se souvient aujourd'hui d'une jeune fille française de 19 ans qui lui parlait d'aller découvrir son pays en dormant sur les canapés de ses habitants mais je me rappelle de lui, de ses yeux noirs, de son soutien face à son chef, de son envie de m'aider pour que je découvre, par moi-même, que son pays n'était pas tel que le monde le voyait, pas que cela en tout cas.
 

🌟Ce texte est inspiré d'un souvenir de voyage, lors d'un séjour à Istanbul, en janvier 2006, avant d'entrer en Iran. Il s'inscrit dans le projet annuel "Carnet de voyage" : en 2018, je partage toutes les semaine un texte sur le thème du voyage sur ma page Facebook et le blog.

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