REVENIR

[Carnet de voyage 19/52 de l'année - il forme un duo avec Partir, le texte n°18]

Revenir de là où on vient
On y a souvent pensé, depuis qu'on est partis. Mais on laissait tout juste l'idée nous effleurer et déjà on l'oubliait. En soirée, autour d'un verre, des bulles plein la bouche, on répondait évasivement aux questions sur l'après, après tu feras quoi? quand vous rentrerez, vous avez prévu quoi? quand rentrez-vous? Et on rigolait franchement. Peut-être qu'on ne rentrerait pas après tout, qui sait? Et à nouveau on pouvait s'extasier sur le temps des derniers jours, les phoques qu'on avait vus à l'océan et la ligne de palmiers élancés le long de la route.

Et puis un jour c'est là, tout proche, sans qu'on l'ait vraiment vu venir. L'appartement est vidé, les valises ficelées. On jette avec la dernière poubelle la liste sur le frigo, celle qui égrène les idées de visites et de promenades, celle dont on n'aura pas tout fait, celle qu'on ne gardera pas parce que la question n'est pas de savoir quand on reviendra mais si on reviendra.

Quand on roule le long des palmiers, les fenêtres ouvertes sur l'océan à droite et l'estuaire à gauche, on sent un nœud dans la gorge. Ça sent mauvais les regrets et les doutes, même que maintenant on pleure des incertitudes.
C'est le temps des derniers. La dernière semaine, la dernière fois qu'on sera allé à la piscine, le dernier repas entre amis, le dernier jour, la dernière fois qu'on utilisera les bodyboards, la dernière soirée, la dernière photo, la dernière nuit, le dernier sms, le dernier au revoir.

Le billet d'avion acheté il y a un an servira pour de bon. Le visa s'arrête dans moins de deux jours. Les derniers paysages qu'on verra sont ceux qui bordent l'autoroute. Pas très beaux mais très grands. Ça sera quand la prochaine fois qu'on roulera sur une seize voies? qu'une voiture de police ralentira le trafic en slalomant devant toutes ces rangées de voitures? qu'on parlera en miles et en dollars?

On sait qu'à l'arrivée des amis nous attendent. On sait qu'on arrivera "chez nous", dans un pays dont on parle la langue, dont on connaît les références et les codes, les paysages aussi, et les plats qui vont réjouir les papilles. Mais on sait aussi que retourner de là où on vient c'est revenir dans le connu, que c'est laisser derrière soi une parenthèse qui pour les autres n'existera pas.

Le temps d'une traversée océanique et nous y voilà !

Quand l'avion descend sous les nuages, les petits champs carrés entourés d'arbres nous réjouissent. Il y a même des bâtiments gris avec des tourelles! On dirait des châteaux de conte de fées.
On remonte la montre. 
On sourit au policier qui vérifie les passeports. Avec sa tête joufflue et son air bon gars, il a l'air tout droit sorti d'un film de Fernandel.
Depuis le taxi, la première chose qu'on se dit dans les rues de Paris c'est que les gens ont du style. Les rues sont vides. On se rappelle qu'en août, la capitale a des air de vacances. Place de la République, le bas de la statue est toujours tagguée de messages à Charlie. On n'était pas là...
On pointe le doigt par-delà les vitres baissées, Oh regarde! T'as vu? Et là!

Déjà s'est ouvert le temps des premières fois.

Le premier café parisien. On commande quoi? Va pour la Mauresque! Le goût du pastis si jalousement gardé... Le bar fait aussi débit de tabac, les toilettes sont aussi à la parisienne - ça ne nous avait pas manqué. On passe tout sourire devant une fromagerie, on reviendra demain. Au métro on retrouve des amis. Et puis c'est lui, le premier ami qu'on serre dans ses bras. Les quais sont bondés de jeunesse, comme nous. Le premier toast, tintement des verres.

Avec la première aurore, le premier croissant. Le bon goût du beurre finement mesuré. Le chuintement sous les dents.
Dans la cour de l'immeuble ça sent bon les épices. Une viande mijote sous une fenêtre.
On lève les yeux au ciel et on cherche, nez en l'air, le chemin des odeurs.

"Bonjour!" lance un voisin tout sourire et avec notre bonne intonation de voix, celle qu'on a seulement dans notre langue maternelle, on lui répond, heureux.
Ah! Ça fait du bien d'être rentrés.

Septembre 2015

🌟Ce texte est inspiré du retour d'une année en Californie. Il s'inscrit dans le projet annuel "Carnet de voyage" : en 2018, je partage toutes les semaine un texte sur le thème du voyage sur ma page Facebook et le blog.

🌟 Pour être sûr.e de recevoir les prochains posts, les coups de coeur littéraires et autres surprises: abonne-toi à la Magie des mots: http://eepurl.com/cQLfKP
Tu recevras une fois par semaine une surprise dans ta boite mail

Comment