Échappée belle [Géorgie]
[Carnet de voyage 17/52 de l'année]
Ancienne station thermale de l’époque de l’URSS. Seul un petit établissement avait résisté au temps, blotti entre la rivière et la falaise, une pièce pour les thermes, une autre pour les lits de camp. Quatre filles. On est parties sur le sentier d’un monastère dans ce coin reculé de Géorgie. Montagne. Herbe rase, quelques arbres. Au milieu du chemin, un vieil homme s’est approché. Il portait un pantalon trop large et un béret. Il nous a invitées à dîner dans sa maison, pas très loin d'ici, juste derrière la colline. On est d’abord passées au monastère dont je n’ai plus qu’un très vague souvenir, une image floue d’arcades grises qui pourraient être là-bas ou ailleurs. Sur le retour on s’est arrêtées chez l'homme du chemin. La maison était basse et faite de planches. Sa femme portait sur la tête un tissu à fleurs plié en triangle pour maintenir ses cheveux.
La table en bois était recouverte d'assiettes et de chandelles. Ils nous ont d'abord servi le pain chaud, à peine sorti de la poêle noire. Ce pain géorgien qu’on mange goulûment et sans retenue possible. Le fromage. Frais. Genre de fêta froide qui fond sur le pain brûlant. Les olives. Vertes. Pleines de chair. Dont la douce acidité pimente le mélange pain-fromage. Il devait y avoir aussi de la salade, des légumes, des fruits éclairés par les vacillements des bougies. Mais je me rappelle surtout du miel. Miel sur yaourt. Miel de leurs abeilles sur yaourt de leurs vaches. Manger manger et manger encore. Engourdie par le délire des sens. Par le mélange des chaleurs, des textures, par le mariage des goûts sauvages. À côté de l’eau de la source, on a bu de l’alcool, une boisson forte et engourdissante.
On a quitté la maisonnée en tanguant dans l’épaisseur de la nuit. Pour que nous retrouvions notre chemin, le vieux couple nous a laissé son chien – il connaissait le sentier et nous aiderait à passer devant la maison du voisin et son chien méchant à quelques centaines de mètres – ou quelques kilomètres ? On a laissé derrière nous deux carrés de lumière incertaine qui ont vite rapetissé, se sont réduit jusqu’à n’être plus que souvenirs d’une tablée de festin – qu’avait-on fêté d’ailleurs d’autre que la joie de vivre ?
Le chien trottait devant nous, son pelage noir perdu dans le noir de la nuit. Trotte trotte le chien et courent courent les filles. Les courbes du sentier dansaient sous la lune. Un pied sur la terre, un pied dans les herbes. À se hâter derrière l'animal on a vite aperçu deux autres carrés de lumière : les fenêtres de la maison du voisin. Déjà le chien méchant nous avait senties. Il aboyait. On ne le voyait pas mais le son rauque et guttural qu’il émettait ne prêtait pas à confusion. Il allait nous bouffer ! On courait toujours derrière notre guide quand soudain, il disparut! Il avait dû rebrousser chemin ! L’aboiement agressif emplissait la nuit, les oreilles, les os et se matérialisait peu à peu en peur.
En cherchant une issue, on a remarqué la route en contrebas. Le chemin nous y aurait menées plus en douceur. Mais il aurait fallu pour cela passer devant la maison gardée par l’autre chien, l’autre chien qui soudain – tout aussi soudainement que l’autre avait disparu – était devant nous. Mouvement de panique. On a dévalé la pente vers la route. L’une d’entre nous est tombée m’emportant à sa suite. Genou en sang. Coude éraflé. Se relever, vite ! Mains sur les pierres, appuis mal assurés, course essoufflée. Nous étions sur la route. Le chien avait depuis longtemps cessé d’aboyer. Il était d’ailleurs certainement trop loin pour qu’on l’entende encore. Rires nerveux de soulagement.
Quatre filles au milieu d'une route la nuit, dans un coin reculé de Géorgie.
Le bâtiment des thermes était au bout, là où la route tournait, de l’autre côté du pont, tout contre la rivière. On avait à peine commencé à marcher qu’un vombrissement nous a arrêtées. Deux phares immenses ont balayé notre groupe. Une minute plus tard j’étais allongée dans une remorque à ciel ouvert, entourée de bonbonnes en métal, le ciel étoilé comme couverture, à vive allure dans un camion de lait, mes cheveux pris dans mon sourire. Qu’ils sont beaux ces moments de voyage où l'on échappe au temps!
🌟Ce texte est inspiré d'un souvenir de voyage, lors d'un séjour en Géorgie, à l'été 2005. Il s'inscrit dans le projet annuel "Carnet de voyage" : en 2018, je partage toutes les semaine un texte sur le thème du voyage sur ma page Facebook et le blog.
🌟🌟🌟Ce texte-ci est issu d'une première version écrite lors de "24 heures d'écriture", un challenge d'écriture sur 24 heures que son retrouve sur le blog: ICI
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