L'auberge londonienne

Elle habite entre Archway et Highgate, près du parc sauvage de Hampstead qui surplombe la ville, où l'on peut s'asseoir au pied d'un chêne ou d'un érable, être fouetté.e par le vent pas tendre de la région, les mains enfoncées dans les poches, la tête au besoin sous une capuche, et observer, l'air content et le corps transi, les pointes des buildings de la City sous la pluie.

Elle habite entre le quartier des stars et celui en transition qui bientôt n'accueillera plus que des pubs hipster et des restaurants vegans, pas très loin du square nouvellement nommé "George Michael's square", l'ancien morceau de verdure au pied de la demeure du regretté chanteur où les locaux et les touristes viennent déposer, sur des carrés de gazon en plastique enfoncés dans la boue d'une terre trop humide et trop piétinée, ou accrocher aux branches des arbres bourgeonnants, des bougies, des coussins, des coeurs, des photos, et tout un tas d'objets inutiles mais transpirants d'émotions que des bénévoles viennent quotidiennement laver, trier, faire sécher ou briller.

Elle habite une maison de briques rouges avec un fronton triangulaire et une clôture peinte en blanc, maison mitoyenne dans une rue de semblables, dans la chambre sous les toits de l'appartement du deuxième étage, dont la ligne de la charpente se retrouve dans les murs qui entourent la seule fenêtre et le bureau, une tablette prise en étau dans la sous-pente mais que l'assise, une chaise en bois brut, ouvre sur la large vue qu'offre cette chambre accessible par un  escalier pentu, bien plus que le premier, celui conduisant de la rue à l'appartement, un escalier raide à se pencher vers l'avant ou vers l'arrière selon le sens de la marche.

Elle habite avec Jordan, Maureen et Javier dans cet appartement dont la porte vitrée de la cuisine donne sur un escalier de métal noir qui mène à une courette partagée sous la bruine où se trouvent des fils à linge lourds de t-shirts et de chaussettes, une table en plastique, une luge accrochée par une corde à une clôture de bois et des plates-bandes de fleurs sur le pourtour, si bien que l'on peut tout à fait imaginer, dans cet antre ouvert sur le ciel, les après-midis d'été autour d'un barbecue mais aussi les cris des voisins autour du leur juste derrière les clôtures fragiles, des après-midis qui arriveront après ce printemps où il pleut encore chaque jour autant qu'il fait beau et où le mercure peine à dépasser les 15 degrés.

Elle habite une chambre sans volets comme toutes les chambres de ce pays, mais dont les rideaux rouges finissent par laisser passer une lumière lourde et chatouiller les paupières, trop tard pour la voir elle, déjà partie là où elle doit aller pour un salaire au bout du mois, mais assez tôt pour arpenter la ville, déjeuner puis dîner, même prendre une pause thé, et avant cela se laver, laisser filer les limbes de la nuit avec l'eau chaude et mettre un premier pas dans cette nouvelle journée, alors j'emprunte l'escalier raide ma serviette à la main, prête à doucher mes rêves, quand, en passant devant la chambre de Jordan, la sonnette grésille, de telle sorte que je me retrouve à descendre, toujours en pyjama, toujours ma serviette à la main, après avoir coincé la porte d'entrée de l'appartement avec une chaussure trouvée là, l'autre escalier, celui moins pentu menant à la rue, pour trouver une grande brune derrière la porte, Matilda me dit-elle, qui n'habite pas ici mais qui a vécu ici, qui est une amie de longue date de Maureen, du temps d'avant qu'elle ne sorte avec Javier, une amitié qui lui permet de laisser ses affaires ici pendant qu'elle vit une amourette avec un jeune anglais histoire de ne pas montrer son attachement et aussi, accessoirement, de prendre un bain plutôt qu'une douche de temps en temps, le confort c'est important, d'ailleurs Matilda doit vraiment passer aux toilettes, si je voulais bien attendre un peu, si bien que je me retrouve dans le couloir, en pyjama, ma serviette toujours à la main, devant la porte de la salle de bains, quand je croise Gena, qui me dit être la mère de Maureen, des lunettes rondes encerclant ses yeux gris et une large chemise à carreaux autour de la taille, qui est anglaise mais parle français, et finalement Maureen elle-même, en pyjama elle aussi mais sans serviette à la main, qui est franco-anglaise et parle aussi bien français qu'anglais, et se promène une cigarette coincée dans le coin de la bouche en attendant Javier avec qui elle partage la chambre à côté de celle de Jordan, et je ferme finalement la porte de la salle de bains sur mes premiers pas dans cette journée quand Matilda y toque l'instant d'après, une fois que je suis nue, ce qui n'est pas grave puisqu'elle va fermer les yeux me dit-elle, pour récupérer son manteau qu'elle y a laissé accroché au porte-serviettes non loin de sa trousse de toilette.

Elle habite avec Jordan, Maureen et Javier et parfois d'autres gens de passage, des amis, des parents, des amis d'amis, des ancien.ne.s colocataires, des gens qui veulent prendre des bains... Bref, elle habite dans une auberge londonienne.

 

 🌟Ce texte est inspiré d'un séjour à Londres au printemps 2018. Il s'inscrit dans le projet annuel "Carnet de voyage" : en 2018, je partage toutes les semaine un texte sur le thème du voyage sur ma page Facebook et le blog.

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