Voyage estudiantin

L'immeuble est imposant. L'entrée également. Pour prévenir. Pour menacer aussi sûrement. Le poids du savoir érigé en verre opaque, des miroirs (aux alouettes?) dans lesquels la ville se réverbère, dans lesquels nous nous réverbèrons tous.
L'immeuble n'est pas seul. Ils sont quatre. L'entrée, elle, est unique. Elle s'enfonce dans la terre, la creuse de son chemin de béton, s'ancre dans le mou pour durer, comme le savoir auquel elle mène.

La première fois que j'y entre je suis impressionnée, minuscule. C'est fait pour, mais je n'ai même pas le loisir d'y penser, assommée de vertige. Car descendre ce chemin pour la première fois, c'est arpenter une frontière, c'est passer de l'autre côté.

En bas il y a un comptoir et après le comptoir des escalators et après les escalators d'autres escalators, plus profonds encore que les premiers, des escalators qui mènent au centre de la terre, et après des salles. Et des salles. Et des salles. Toutes donnent sur un jardin mystérieux, caché là au tréfonds des miroirs. Je suis déjà loin sous terre mais côté jardin - cette pièce de théâtre est absurde, j'ai toujours aimé ça, de Beckett à Ionesco. Dans les salles, séparées du jardin par des vitres aussi hautes que les immeubles, des tables, ou plutôt des tablées, et des lampes, sorte de loupiotes individuelles, et des gens, épars, concentrés, cachés derrière des monticules.

Je suis venue pour faire pareil. Alors dans un renfoncement du mur je passe commande. Peu après, on me livre des livres et des livres sur un plateau roulant. Ici, dans les entrailles de Paris, sous le niveau de la Seine, on peut donc se faire livrer le monde entier sur un plateau.
Je trouve de tout dans ces livres introuvables. Et même sur des écrans qui réfléchissent le contenu de vieilles bobines de l'INA. Je m'amuse à regarder des reportages plus vieux que moi. Je remonte le temps, un peu, pousse les limites de l'espace, quitte la salle et le jardin, disparais ailleurs.

À ce moment-là, en géopolitique, j'étudie une histoire particulière adossée aux passages clandestins d'armes dans les années 80 pour aider les peuples isolés à gagner le conflit contre l'URSS. En un claquement de doigt (et peut-être un peu de poudre d'escampette), je deviens cette femme habillée en homme, ses seins écrasés par un tissu serré, qui transporte des armes jusqu'aux troupes afghanes du Pamir, jusqu'aux Pashtuns qui vivent près du Khyber Pass, là où s'aventuraient les caravanes de la route de la soie, bien plus tard les hippies en route vers l'illumination, qu'on trouve en Inde ou au Népal.

Ça sonne.
Il faut quitter la tablée et la loupiote, abandonner le jardin mystérieux
, retraverser les salles et les salles, remonter les escalators immenses, le chemin de béton dur et revenir au pied des immeubles de miroirs contre lesquels le vent vient s'abattre, quitter le savoir que l'on peut consulter sous le niveau de la Seine, retraverser la frontière, revenir.

Je sors de là un peu chancelante, alors j'erre au pied des miroirs, bien au-dessus de la cime des arbres du jardin, et mes pas finissent par me mener sur une passerelle double, me mènent de l'autre côté du fleuve, où je reprends peu à peu mes esprits, doucement, comme après un long voyage.
Car les livres aussi offrent cela, des voyages.

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Photo: la BNF, extérieur et intérieur, et la passerelle piétonne Simone de Beauvoir, qui relie la plateforme de la BNF au parc Bercy en passant par-dessus la Seine.

 🌟Ce texte est inspiré d'un souvenir estudiantin, première journée de recherche à la BNF, la Bibliothèque nationale de France, en 2008. Il s'inscrit dans le projet annuel "Carnet de voyage" : en 2018, je partage toutes les semaine un texte sur le thème du voyage sur ma page Facebook. 

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