le choix stupide de nos vingt ans
c’était un choix stupide comme on en fait à vingt ans
un choix sans songer aux conséquences, parce qu’on ne pense qu’à l’instant, à l’infini présent
un peu comme on fait l’amour sans préservatif, juste pour la beauté du geste
ou comme on mange du chocolat, jusqu’à en avoir mal au foie
tirer à la courte paille : conséquences inoffensives, conséquences offensives
c’était un choix stupide parce qu’on avait vingt ans justement
parce qu’on suivait nos envies, qu’on savait si peu de choses
on a aimé l’idée : dormir sur la plage
de toute façon c’était le seul moyen de partir en voyage
la côte était rocheuse, la carte IGN dépliée dans le bus le montrait
il n’y avait qu’à lire la légende
on s’est quand même arrêtés trop au nord, comme si les cartes pouvaient avoir tort
on s’est approchés de la falaise et on a observé, bêtement, les vagues s’effondrer contre une paroi trop abrupte
heureusement que les journées d’été sont longues, que les rayons lumineux trainent jusqu’à des heures tardives, se répercutent longtemps sur l’arrondi de l’atmosphère
il suffisait de reprendre un bus, un autre, de repartir sur la route jusqu’à s’approcher de cette étendue jaune sur la carte qui symbolisait la plage
on est descendus au bord d’une route, dans un village composé de maison éparses
des cubes blancs perdus dans les broussailles, d’autres sagement alignés le long d’une route trop étroite pour deux voitures
quelque part, un chemin descendait
le sac écrasait mes épaules, ratatinait mes os
mais ça aussi, quand on a vingt ans, c’est sans importance
je crois qu’il n’y avait, à l’intérieur, que deux robes, deux t-shirts, peut-être un pantalon, surtout un sac de couchage – a-t-on besoin du reste ?
longtemps, on a marché vers les derniers rayons comme guidés par la lumière
là où elle disparaît serait forcément la mer
heureux, on a découvert une baie après la dernière courbe
un croissant de sable sous les premières étoiles
on est passés devant le panneau avec une tente barrée et on a exploré notre chambre nouvelle
après la baie, si on longeait la plage, une nouvelle baie se révélait, d’abord cachée par un mur de roche, mais si on dépassait ce crochet de pierre, on arrivait sur une deuxième plage, une plage au pied d’une falaise, et plus loin, si on continuait encore, une troisième plage se dévoilait, à l’abri, là aussi, de la falaise
devant nous, l’océan
les vagues grondantes de l’Atlantique dont l’écume luisait sous le couchant
on était heureux, on était cons
on a monté la tente entre les vagues immenses et la falaise
on s’est félicités en grignotant du pain, de la vue, de la vie, de notre génie à nous installer ici
on s’est couchés quand il n’y avait plus que la lune
c’était ma première fois, au pied de l’Atlantique
si proche de la houle, on dort mal
les vagues crient et gueulent et hurlent encore
elles n’en finissent plus de s’écraser, de se jeter sur le sable
dans la tente je ne trouve pas le sommeil que je cherche pourtant
à croire qu’il s’est noyé dans le fracas de l'eau sauvage
des vagues que j’entends de plus en plus, un grondement qui couvre même mes pensées, plus rien dans ma tête que mon cœur
un cœur qui bat étrangement vite, un cœur qui soudain tape la mesure de la peur
quelque part dans la nuit, j’ouvre la fermeture de la toile, crissement inaudible
la porte en tissu révèle la falaise, ce mur haut comme quinze hommes, noir profond dans la nuit noire, noir sur noir comme un tableau de Soulages
je sors à quatre pattes, les mains, les mollets dans le sable frais de la nuit
moment de doute, moment qu’on voudrait éviter, où l'on cherche presque à faire marche arrière pour ne pas voir, conserver ses œillères, ne pas faire face, surtout ne pas faire face
c’est à cet instant-là, à quatre pattes dans le sable frais, face à la falaise, mon corps assommé du grondement terrible des vagues, que je songe aux marées
il faut se lever, regarder en face la terrible étendue de l’eau à nos pieds, dos collé à la falaise
rien d’autre à se dire que la stupidité criante de nos actes de débutants
l’océan est proche, la falaise tout autant
on est de toute façon coincés sur cette baie, prisonniers volontaires du délire de la mer
au petit matin, un vrombissement me réveille
un tracteur léger ratisse le sable avant le grand arrivage
les lignes de son quadrillage net contournent notre tente, font entorse à leur parfait parallélisme
sous le ciel d’un bleu délavé je découvre que
l’océan s’est retiré dans ses appartements
libérés, on peut à nouveau rejoindre les autres plages, le vrai rivage
c’était un choix stupide comme on en fait à vingt ans
j’aimais plus je ne dormirai coincée au pied d’un océan
🌟Ce texte est inspiré d'un voyage Portugal à l'été 2006
Il s'inscrit dans le projet annuel "Carnet de voyage" :
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