Récit: France, été 2017
On est mi-juillet et il fait douze degrés
C'est sûrement pour ça qu'on mange des raclettes en plein été
Je fais fondre mon fromage sur des poêlons usés dans un chalet aux rideaux rouges
Aux murs des portraits de vaches
des photos du lieu sous la neige
des papiers délavés vantant la beauté du fleurissement
des prix du village offerts aux propriétaires - seuls les années et les prénoms ont changé, au fil des générations
Au-dessus du comptoir des saucissons, des jambons et des écriteaux avec le prix des fromages, derrière des rangées de bouteilles
Au sol, partout, des rallonges blanches qui filent entre les prises et les machines à raclette
Je sors dans le froid quand les gamins ramènent les vaches
Le petit les dirige avec un bâton qu'on pourrait appeler brindille
Son frère se tient debout derrière, des écouteurs dans les oreilles, attendant nonchalamment que les derniers animaux aient rejoint l'enclos après la pâture
Accoudé à un rebord de fenêtre en pierre de la largeur de trois pieds, le père fixe les bêtes et ses fils comme le sable qui file entre les dents d'un sablier
A nous quatre à cet instant, nous regardons passer le temps
Je longe la porcherie à la recherche des toilettes
Les cochons plus boueux que roses m'observent de leurs petits yeux noirs tout en se baissant de temps à autre pour manger la merde de leurs congénères
Je les scrute, je cherche l'intelligence au creux des pupilles, paraît qu'ils sont intelligents, paraît qu'ils pensent, je reste là un temps, à les regarder, à me laisser regarder, à les voir se pisser dessus, boire dans la boue et manger des excréments
Ça me dérange, cette intelligence sale
Contre le mur d'une des bâtisses, des torchons sèchent sur un fil à côté des lettres W et C peintes à la va vite avec un large pinceau
Je rejoins un cabanon de bois, mes genoux touchent la porte
Tout près j'entends les cochons et la cloche des vaches
Avant de partir j'achète du fromage et du miel
C'est une femme de quatre-vingts ans qui le fait au village
Comment on fait du miel à quatre-vingts ans? Comment on fait le miel aujourd'hui quand on l'a fait toute sa vie ici, au coeur de ces montagnes?
Je suis sûre qu'elle ne met pas de combi d'apiculteur, qu'elle fait comme elle a toujours fait, mais c'est comment?
La propriétaire confirme:
Ô! Elle a pas besoin de tout ce binz! Elle se noue un foulard autour du visage et puis c'est tout. C'est pas comme aujourd'hui! Et puis elles la connaissent, les abeilles, elle se fait pas piquer.
Je repars avec sous le bras des fromages et un petit seau de miel des montagnes
Douze euros le kilos, la fraîcheur des fleurs alpines cueillie par les abeilles et ramassée par une femme de plus de deux fois mon âge au prix du sucre du supermarché
Dans la cour, deux gamins ont aligné des figurines et des figurines d'animaux de la ferme
Des vaches et des moutons et des chèvres de toutes les races sur un rebord en ciment
Il y en a au moins cinquante
Elles sont à toi? je demande au plus grand - Oui - Elles viennent d'où?
En m'approchant je distingue sur le dos de chacune un numéro au marqueur noir
Toutes ces races de vaches représentées en 3D ont dû servir pour des démonstrations ou des concours, elles ont dû appartenir à son père
Elles viennent d'où? - L'enfant s'apprête à m'inventer une réponse puis s'arrête brutalement sur le seuil de son histoire
Je ne sais pas, je ne sais plus
Je redescends de la montagne à l'heure où le soleil n'est plus que faisceaux pâles et colorés étirés, presque dilués
J'ai l'impression d'avoir été ailleurs mais je suis bien en France, en plein coeur de l'été 2017