Duras, et moi
Tout a commencé à Paris, dans un immeuble hausmannien coincé entre le Luxembourg et le Panthéon, à deux pas de la Sorbonne, au coeur du quartier germanopratin. J'avais 20 ans, je ne connaissais rien à la capitale, à la littérature, à la vie, bien plus à l'amour et aux voyages. Elle m'a tendu un livre: lis-le, elle a dit. C'était le Marin de Gibraltar.
Je l'ai pris. Je l'ai lu.
Vers la page 100, assise sur un strapontin du métropolitain, j'ai reçu en pleine figure une affirmation ingérente: Duras! C'est nul! Il avait les cheveux rasés, entre 40 et 50 ans et un air de certitudes stratifiées par les années. Les portes sonnaient le départ. Il est sorti. Je suis restée pantoise, j'aimais déjà Duras mais ne la connaissais pas assez pour la défendre.
J'ai lu le Marin avec passion. Je l'ai cherché sur les océans et les terres. J'ai quitté Paris sur un yacht et, en un sens, je n'y suis jamais tout à fait revenue. J'ai dû rendre le Marin. Alors je l'ai acheté. Je n'ai jamais autant lu un livre que ce livre-là. Chaque année. Chaque année parisienne. Et il y en a eu plus que les doigts d'une main. Je l'ai lu au moins ce nombre là, sûrement plus. Dès le début de l'automne, je m'enfuyais dans la fraîche Magra, je me saoulais jusqu'à ne plus avoir peur faim sommeil sur le pont d'un bateau et je partais sans quête pour être sûre de ne jamais revenir. Je n'ai jamais été l'Américaine. J'ai été lui. Le "Je". Celui qui raconte. Celui qui n'en finit plus de ne pas vivre puis qui, un jour, sous l'orage de Florence, pleure enfin. Avec lui je suis partie. Dans le fond, j'avais toujours voulu partir.
***
Un jour je suis à Deauville. J'arrive en train. Paris-Deauville/Trouville. La mer la plus proche accessible sans voiture avec Dieppe. Je traverse les quartiers chics, les boutiques dignes des 5 premiers arrondissements et j'arrive à Trouville, ses cafés plus simples, ses ruelles plus calmes. Je suis invitée en weekend. Je ne connais rien de Deauville ni de Trouville, des Parisiens en vacances en Normandie ni des grandes marques de vêtements. Je connais beaucoup plus l'amour et les voyages, toujours. La maison où je vais est tout au bout de la plage m'a-t-on dit. Pour y arriver, on peut marcher sur les lattes d'une promenade de bois posée sur le sable. La bâtisse est immense. Le hall aussi. L'appartement aussi. Je suis dans l'Hôtel des Roches Noires. J'ai toujours 20 ans, ou peut-être 21, ou peut-être 22. Je ne connais pas cet hôtel, pas encore son histoire. A table, un soir, on m'explique. La porte là-bas, au bout, c'était celle de Duras. Elle habitait l'appartement d'à côté. Elle était saoule. Tellement. Et elle se promenait nue dans le couloir, un peignoir ouvert sur les épaules, un verre à la main, un doigt levé, en criant d'une voix inquisitrice: Vous savez qui je suis? Je suis Marguerite Duras!
Voilà. J'ai dormi là. J'ai mangé là. J'ai regardé la mer là. Là où Duras était. Saoule et nue. Nue et saoule.
Aujourd'hui je suis émue. Comme à reculons.
***
Un jour je suis aux Etats-Unis, dans un État où il fait toujours beau. J'enseigne à l'alliance française. Le français et la littérature. Je dois remplacer la directrice pour un cours. Duras. Le barrage contre le Pacifique. 20 heures. Sur un livre. Comme un cours de fac. Devant le Pacifique californien, je raconte l'Indochine, les relations incestueuses, la mère qui n'aime pas, le Chinois qui aime trop, l'alcool-sang, et la langue, les mots sur la crête comme elle les a appelés, les silences qu'elle a cherchés dans les mots même, les répétitions qui rythment en coeur.
Je crois que c'est là, devant le Pacifique, que j'ai compris le génie de Duras.
Seulement...
Depuis que j'ai quitté Paris, je n'ai plus lu le Marin.
Je n'avais plus besoin d'un marin pour oser partir.
Mais parfois, il me manque.
Maintenant c'est Ecrire que je relis sans cesse.
Crédit photo: Jacques Haillot/Sygma/Corbis