Vue sur le Mont Blanc
— Vous faites quoi?
— Les foins!
Ils sont trois, ils doivent avoir entre 7 et 9 ans, fins gringalets dans les herbes hautes.
— Mais vous faites quoi?
— Le tracteur.
— Vous conduisez le tracteur?
Ils rient. Ils pouffent. Non, ils ne conduisent pas. Ça aurait pu pourtant. Ce n'est pas difficile de conduire un tracteur. Dans certains coins les gamins le font bien.
— Ben vous faites quoi alors?
— Rien.
Je les ai rencontrés face au mont Blanc, devant un refuge de haute montagne, en train de tirer sur les cordes d'un manche à vent orange. Sur la colline derrière nous, au-dessus des vaches et des chevaux, un tracteur rouge tournait carré dans un champ.
L'un portait des lunettes, un autre un petit sac à dos. Tous les trois étaient en t-shirts, shorts et casquettes alors que j'avais renfilé une polaire.
Ils ne faisaient rien. Mais ils m'ont quand même dit qu'ils mangeaient. Des chips au poulet ont-ils précisé.
Plus tard, ils se sont mis à courir. Le petit à lunettes à la traine tenait ses deux bras écartés de son corps, presque à la perpendiculaire. Ils parlaient tous les trois au conditionnel. Le petit disait, On dirait qu'on porterait des faux pots de peinture. Les autres ont demandé, Pourquoi des faux? Y aurait de la dinamyte dedans, il a expliqué. Et il a continué de marcher avec les bras écartés, les épaules relevées, les coudes formant de drôles d'angles droit très haut, à hauteur d'épaule. Il a couru comme ça derrière les autres et ils ont disparu au coin d'un chalet en rondins de bois.
A une table de pique-nique décoré d'un parasol rouge, je songe.
On est quelque part à la mi-juillet et ces gamins passent leur journée à "faire les foins".
Pas de devoirs de vacances sur des livres d'exercices, pas de journée en intérieur, ni de routes ou de voitures, pas de parents, pas de télé ni d'ordinateur, pas de téléphone, pas de murs.
Ils sont là, face au plus haut sommet d'Europe dont la neige qu'on disait éternelle (aujourd'hui c'est moins sûr) resplendit sous le soleil.
Je pense à toutes ces enfances.
Comme celle-ci est différente de celle des petits Parisiens, en été entre le muséum d'histoire naturelle et la géode de la Villette.
Je pense à ceux du Sud, la mer comme terrain de jeu.
Ceux de l'Est, qu'on emmène se baigner à la gravière entre deux orages qui n'épuisent pas la chaleur.
Je pense à tous ces adultes en devenir, toutes et tous déjà tellement différents.
En regardant ces trois garçons qui "font les foins" devant le mont Blanc en portant des faux seaux de fausse peinture remplis de fausse dynamite je me demande:
Ça donne quoi comme adulte des enfants qui passent leur été devant la plus belle montagne d'Europe?