La Colombie au Palais de Tokyo
Je te la donne!
Elle me parle de l'histoire, son histoire.
Une Colombie réinventée par des générations dont les souvenirs sont formés de photos. Un arrière-grand-oncle a quitté le continent pour un autre; au pied du bateau, dans le port: ses rêves exaucés. Il a sûrement été là-bas un homme qu'il n'avait pas pu - ou su - être ici. D'abord il a marié une femme de la haute, le fruit d'une famille avec une lignée et des perspectives au bout des lignes. Puis il est devenu médecin et enfin l'homme qu'il voulait être: un philanthrope.
L'arrière-grand-oncle médecin reçoit dans son cabinet mais ne fait pas payer. Il offre. Il donne. Comme son arrière-petite-nièce les histoires. Pourtant il a des enfants autour de la table, et une femme, et sûrement leur train de vie. Mais l'homme est ici qui réalise ses rêves. Alors que fait sa femme face à sa béatitude? Rien. Que peut-elle dire à cet homme qu'elle a marié et qui tend à chaque patient sur le départ un billet et son explication: devant ma femme dans le couloir, tu me le rendras. Et le patient toujours le lui rend sur le pas de la porte, devant sa femme, digne mais pas dupe. Elle regarde faire d'abord, les enfants dans ses jupes et déjà un autre dans le ventre, ce mari farfelu qui paie ceux qui viennent le voir. Elle observe. Puis elle décide. On ne scie pas la branche sur laquelle on est assis. Voilà ce qu'elle pense. Cet homme, elle l'aime. Cet homme, il rêve. Il réalise enfin son souhait d'être celui qui n'a pas encore été. Et on ne coupe pas les rêves. Non. Parce qu'ils ne repoussent pas ensuite. Alors elle le laisse faire et ouvre ce que les générations suivantes découvriront par les détours du hasard comme étant la pharmacie Sanchez.
On a des problèmes de drogue dans ma famille. C'est comme ça que l'arrière-petite-nièce qui me parle a commencé son histoire. C'est un fait. Ou une extrapolation. Elle s'en fiche. Elle sait dire pour qu'on l'écoute. La pharmacie Sanchez, elle vient d'en entendre parler. Une lettre d'un notaire venue de Colombie, des timbres colorés sur l'enveloppe avec des perroquets dessus. La lettre évoque un héritage, un bâtiment dont on n'a jamais rien su, sûrement dans un vieil hôtel particulier. La pharmacie a fermé ses portes, les murs entourent du vide. Comment se fait-il qu'on en entende parler que maintenant? Y avait-il de la famille restée là-bas qui s'en occupait? Ça fait longtemps pourtant que les ancêtres ont été dévorés par les vers et que les autres ont pris le bateau en sens inverse suivant le vent qui a tourné. Il n'y a qu'une seule explication censée: d'autres ont repris la main qui ne voulaient pas qu'on sache, qui protégeaient un commerce lucratif, un commerce comme il en fallait un à une femme de la haute dont le mari ne gagnait pas un sou.
Il suffisait donc d'un timbre de Colombie et d'une image de pharmacie. C'était décidé: l'arrière-grande-tante Sanchez avait été à la tête d'un trafic de drogue.
Quand elle m'a ouvert la porte pour me dire au revoir, je n'ai pas pu résister à verifier:
- C'est une histoire vraie ?
- Bien sûr! m'a-t-elle répondu presque outrée.
- C'est une belle histoire.
- Oui.
Puis après un silence elle a ajouté:
- Je te la donne!
Et elle a fait, disant cela, le geste du don qui l'accompagne, le bras tendu, la main ouverte et l'histoire lentement s'est déposée au creux de la mienne.
Ça tombe bien puisque je les écris moi, les histoires.
Je l'ai prise et vous la donne à mon tour. C'est la même. Ou presque.
Souvenir de l'exposition "Carte blanche à Tino Sehgal", Palais de Tokyo, décembre 2016, Paris.