Le cri du Pacifique

Le soir, avec le coucher du soleil, se lève le vent qui décuple les vagues, celui qui souffle si fort que les rouleaux n'ont pas même le temps de venir s'étendre sur le sable qu'un autre les absorbe déjà. Battage. Plus d'entente possible.
C'est sur cette scène qu'elle est apparue. 
Une jeune fille, la vingtaine tout au plus, short large, débardeur pour homme, pieds nus, elle regarde, comme nous autres sur la plage, cette mer déchaînée, mais différemment de nous, plus intensément, plus statiquement, jusqu'à ce qu'elle s'avance soudain aux pieds de ce cimetière de vagues.
Je ne suis pas loin, à peine quelques mètres derrière elle, mais ce recul donne à l'esprit toute l'étendue de notre insignifiante condition : la sienne d'abord, offerte au Pacifique, la mienne ensuite, minuscule pareil.
La fille entre dans les vagues au seul moment où elles semblent s'être retirées
toutes mais on voit bien, là-bas!, que des cylindres d'écume foncent droit sur nous. (Je cherche une onomatopée pour te faire vivre l'effondrement des vagues, gueulant de creuver là, sur ce sable, hurlant et chialant toute leur eau contre ce destin misérable. Mais rien ne me vient - rien n'est assez juste. Alors je te laisse seul faire le travail : il faut que tu imagines un grondement sourd, animal - un ours fera parfaitement l'affaire - et que tu le doubles de celui d'une cascade très haute, à la fois dans sa chute mais aussi dans son fracassement. Ce bruit résonne partout autour de toi, il est cyclique mais pas régulier - c'est celui des vagues folles. S'ajoute à ce vacarme un sifflement continu, le cri de la mer sur celui du vent déchaîné. Tu y es? Je sais, ça fait beaucoup, mais la nature est abondance.)
La fille est donc debout, là, en plein dans la vue si bien qu'elle s'y intègre, et elle veut y être justement, ressentir la force de l'océan. Je le vois : elle lève les bras. Un nouveau tonneau se rompt sur le sable mou. Un quart de seconde ; l'eau lui arrive presque aux genoux. Rien ne bouge. Deuxième tonneau venant repousser les limites du premier ; l'eau lui arrive à mi-cuisses. Frémissements. Le troisième, je le vois venir de loin - ne le voit-elle pas, elle?
L'eau lui arrive à la poitrine. L'eau s'effondre sur le corps frêle. Déséquilibre.

Je pense alors qu'elle a l'air d'une fille du cru, que si elle est prise dans un courant elle saura revenir. Mais la nuit tombe. On ne voit de la mer plus que l'écume. Je me questionne quand même : veut-elle se suicider? Et d'en arriver à cette morbide conclusion : je n'irai pas la chercher. Oui, soyons sincères, je n'irai pas. J'ai bien trop peur. Je crierai, très fort! je le jure!, pour que ceux qui sont assis sur leur chaise dépliante juste là viennent s'en occuper. J'appellerai les secours, les assisterai avec ardeur, mais dans cette eau déchaînée, je n'irai pas.

La fille est remontée sur la butte de sable, elle est à l'abri. Mon esprit aussi. On n'aime pas se savoir lâche - la vérité est que je suis effrayée. De ces vagues, de l'océan infini et de cette nouvelle vie à construire.

 

Huntington Beach, CA, USA - automne 2015

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