Le point rouge


Depuis le pont déjà je l'ai vu. Il aurait été difficile de ne pas le voir je dois dire, ce point rouge, cette tache de couleur vive sur le gris plat des routes et des ponts et des immeubles et du ciel de ce jour-là, le 14 septembre 2015.
Je donne la date mais elle n'a pas d'importance autre que de poser la scène, que de vous aider à mieux la voir, cette tache rouge dans la grisaille d'un après-midi d'orage entrecoupé d'éclaircies.
Je passais sur un pont, un morceau de trottoir en apesanteur, surélevé car monté sur pilotis pour que sous lui passe une route, une autoroute même, à cette heure-ci vidée de ses flux que le cœur horaire allait renflouer bientôt, un peu plus tard, dans une heure, deux peut-être, quand il serait l'heure de rentrer chez soi, l'heure à la pointe du temps, l'heure qui sature les routes.
Et depuis ce pont mon regard à moi, celui qui cherche les histoires, celui qui observe le monde, le creuse jusqu'à son âme, le sonde et le triture, ce regard donc, le mien, s'est arrêté sur cette tache rouge, incongrue, là-bas, sous un autre pont, au bas de celui-ci, à ses pieds larges et bétonnés. 
Que peut-il bien y avoir de rouge dans ce paysage désolé des périphériques parisiens?
Je m'arrête. 
Je m'étonne. 
C'est un homme!
Un homme seul avec un panneau à la main.
Je souris. 
Je le photographie. De loin. De là où je suis. Je me dois de le photographier. Je suis le fruit d'une époque où plus rien ne peut survivre qui n'ait été enregistré. Je l'enregistre donc, pour faire exister encore longtemps cette folie, cette incongruité.
Puis je continue à marcher mais sans quitter la tache des yeux. Elle me pose question. 
Qui fait du stop au bord d'une autoroute?
Pourquoi?
Des auto-stoppeurs il y en a. Moins qu'avant mais tout de même. Moi-même j'en ai fait partie et j'en ferai peut-être encore partie. Mais pas là! Pas sur le périph! Pas entre deux courbes de la route! Pas sur le bord d'une voie aussi rapide, sans trottoir, sans place pour s'arrêter, ni même pour ralentir, sans rien...
Je m'approche des barrières qui sépare l'espace piéton près du Stade de France, cet espace qui nous mène vers lui quand on est encore de l'autre côté du bras de rivière qui coule dans Saint-Denis, et depuis ces barrières je vois très précisément ce paysage démantelé qui descend jusqu'à la route.
20 mètres de bouillis.
20 mètres de tranchées. 
Et au bout des tranchées lui, le point rouge, le fou.
Je sais d'où elles viennent ces foutues tranchées. Avant, ici, il y avait un bidonville, oui, juste là, sous ce pont, au bord d'une autoroute, tout près du Stade de France, cette éloge à la puissance française, cette référence à une époque de fraternité que je refuse de nommer révolue mais que d'autres crient passée. Donc là, un bidonville. Un vrai. Des maisons en planches. Des feux de bois derrière les planches avec leur fumée qui sortait par de gros tubes dans l'hiver humide de la capitale, celle du pays des grands mots et des grands penseurs. Des enfants vivaient là et des filles en jupes longues sur des pantalons revenaient le soir venu dans leur maison en tirant sur des cabas à roulettes plein de trésors de poubelles. Merde!
Et puis un jour il n'y a plus eu de planches ni d'enfants ni de jupes longues sur des pantalons. Et le périphérique est resté bien tranquille et silencieux à sa manière sous le pont près du stade. 
Il n'est resté de ce temps-là qu'une seule preuve tangible: ces buttes de terre et de cailloux, ces vagues de sable consolidées par du métal et profondes de plusieurs mètres.  
Des tranchées. Il n'y a pas d'autre mot. 
Un sol bossu et malmené pour que les planches ne tiennent plus debout sous le pont, pour qu'elles s'en aillent ailleurs, qu'elles laissent tranquilles le stade et le périph et les grands mots que la France porte haut en bannière et sur ses pièces de monnaie et sur ses timbres.
Je suis là donc. Devant ce sol qui n'en est plus un ou plus un sol français puisqu'il est fermé à sa partie d'humanité. Et je pense: "on dirait Verdun". Parce que vraiment, on dirait Verdun, mais sans l'herbe de Verdun, sans les arbres qui ont là-bas repoussé sur la folie humaine, mais avec ce même mouvement du sol, ces plongeons vers des abîmes, ces buttes acérées. 
Et de l'autre côté, lui.
Je le vois mieux maintenant.
Il est tranquillement installé sur cet énorme bloc de béton, un de ces blocs épais qu'on place parfois le long des routes, surtout pendant les travaux. Et il est assis sur ce bloc, lui, le point rouge, une jambe face à la route, une face à Verdun.
Je ne comprends toujours pas qui il est. Ce qu'il fait là.
Alors je me dis que je dois aller le lui demander. Que je ne peux pas penser raconter le monde si je n'ose pas aller vers ceux qui le composent pour leur demander ce qu'ils font.
J'y suis allée. Avec mes petites chaussures en cuir et mon collier doré, mon sac à main noir pendu au bout d'une main m'empêchant de m'accrocher tout à fait à ces tourments caillouteux. Elles sont profondes ces tranchées. J'avance sur la première butte, je m'accroupis, je me tiens puis je saute. J'ai disparu dans le premier trou. Je prends de l'élan et je m'élance sur la seconde butte. Je le vois à nouveau. Un gars en jeans. Veste rouge. Je m'enfonce dans le second trou puis je refais surface puis dans le troisième puis dans le quatrième et me voilà devant lui, devant le bloc de béton, dernière barrière qui nous sépare du périph.
Il est petit ou du moins pas très grand, cheveux et yeux bruns, un très petit sac à dos à ses pieds et il tient contre lui ce bout de carton où il est écrit "Nord".
- Qu'est-ce que vous faites?
- Parlez-vous English? 
- Yes. I speak English. 
Ce n'est ni un réfugié ni un mec en cavale ni un mec sur le carreau qui part chercher une vie meilleure ailleurs. 
C'est un Américain que voilà. Du Maine. Un kayakeur saisonnier qui a décidé de passer la saison creuse à voyager en Europe.
C'est un Américain qui voyage comme moi aussi j'ai voyagé: avec force et conviction qu'ailleurs détient des secrets d'accueil et de fraternité. Il y croit tant, David, qu'il attend là depuis cinq heures déjà, qu'il attend là où personne d'autre que lui, aucun Français du moins c'est sûr, n'attendrait à sa place.
Et il prolonge cette attente au pied des tranchées. Pied de nez à la française! 
Il ne le sait pas mais il fait rire mon cœur, cet Américain confiant, cet Américain qui clame par sa seule présence ici, sa conviction que les grands mots de la France n'ont pas cessé d'exister.

#HappyFrance

upload.jpeg
upload.jpeg
upload.jpeg

Comment