Rue Beethoven
 

J'écris en silence. À l'abri du monde et des autres. Une couverture protectrice.
Parfois, très rarement, j'écoute de la musique. Des rythmes qui laissent de la place à la pensée.
Un jour, je ne sais vraiment plus lequel, un jour vers la fin du roman, j'ai voulu couvrir les cris des voisins.
J'ai écouté Beethoven. La septième symphonie. Et j'ai écrit en écoutant.
Une demi-heure? Une heure?
La cinquième symphonie.
La neuvième symphonie.
Et là, soudain, j'ai pensé à ma grand-mère.
Mamie habitait rue Beethoven.
On l'appelait mamie Schtroumpf.
Je ne sais pas pourquoi. 
Ça n'a pas d'importance.
Ce sont ces autres choses qui ont de l'importance, ces petites choses dont je me souviens...
Mamie gardait toutes ses pièces de deux francs, celles pas tout à fait rondes, avec leurs huit faces dentelées. Elle les gardait pour nous, ses petites-filles, pour nous offrir des crayons de couleur, des places de cinéma et des repas où il fallait se tenir sage.
Mamie disait qu'on pouvait manger de tout mais avec modération et que deux carreaux de chocolat par jour c'était bon pour la santé.
Elle disait plein d'autres choses aussi, tout ce qu'elle pensait en fait. Absolument tout. Sans se soucier du qu'en-dira-t-on.

L'après-midi, elle siestait au salon ; le soir, dans sa baignoire, et dès le lendemain, nous rappelait que c'était dangereux. 
Surtout, elle tenait dur comme fer à toutes ses excentricités.
Mais attendez!
Mamie habitait rue Mozart! non?
Elle avait des idées sur tout. Parfois très libérales et parfois très conservatrices.
Mais quel que soit notre avis, j'ai le souvenir qu'elle nous soutenait.
"Si c'est ce que tu aimes" qu'elle disait. Et j'aimais sa réponse.
Elle nous a appris à marcher sur ces petites boules blanches des buissons qui font du bruit quand on les écrase. 
Et les bonnes manières, tout bien comme il faut.
Aussi ce que c'était que de dormir en cuillère quand il fallait se tenir chaud.
Ah! Ça me revient!
Mamie habitait dans le quartier des compositeurs!
Oui! Toutes les rues portaient le nom d'un grand musicien !
Elle regardait des chiffres et des lettres et calculait mentalement le montant de ses courses avant d'arriver à la caisse.
Elle était fière - à son âge c'était rare! - et elle avait raison. 
Déjà il commençait par un 8.
Elle cuisait pour la Noël des tuiles aux amandes. Craquantes et dorées.
Maintenant, c'est papa qui les fait.
Rue quoi alors?
Beethoven? Mozart? Chopin? Bach? 
Elle nous racontait la guerre.
Qu'elle rangeait tous ses cintres dans le même sens, le crochet vers l'intérieur. Pour les saisir plus vite à la moindre sirène.
Elle parlait aussi beaucoup de ce livre, illustré avec les caricatures de Hansi. Les Allemands y étaient dessinés avec des montres et des patates. Elle disait qu'il restait peu d'exemplaires. Qu'ils avaient tous été brûlés et qu'on envoyait dans les camps ceux qui en avaient encore. Et c'est elle qui devait le porter. Le livre de Hansi. Toujours dans sa valise. 
Rue Schubert? Vivaldi ? Wagner? Schumann?
Je ne sais plus.
Je ne sais plus et j'en ai les larmes aux yeux.
Je suis là, à l'autre bout du monde, dans une chaise de camping, mon ordinateur sur les genoux, mon roman sous les yeux, et petit à petit toutes ces choses que mamie faisait me reviennent en mémoire. Mais je ne sais plus où elle habitait.
C'était la maison du coin de la rue.
Je crois...
La numéro 1?
Ou peut-être la 3.
Ça me semble peu probable mais c'était peut-être aussi la 9.
Il fallait toujours être honnête, et juste. 
Il fallait apprendre des langues étrangères - papi en parlait sept qu'elle disait.
Il fallait faire ce qu'on voulait mais le faire bien.
Il fallait l'aider à coincer l'arrière de son châle sous son manteau pour qu'elle n'ait pas froid.
Et après on se promenait dans la rue bras dessus bras dessous. Pour l'équilibre.
Un jour, elle l'a perdu.
Boum.
Patatras.
La symphonie s'est arrêtée.
Je ferme fort les yeux.
C'est pour que l'humidité rerentre dans mon cœur.
Ça arrosera les histoires à venir.
C'est ça aussi d'écrire un roman.
On se tient alerte, prêt à suivre chaque nouvelle idée.
Et dans la vulnérabilité de la création, parfois, on suit un chemin de traverse, un chemin de souvenirs.
J'ai écrit à papa. Il a dit que mamie habitait rue Berlioz. Au numéro 12.
Maintenant je voudrais une pièce de deux francs, une tuile aux amandes et une sieste en cuillère.
Les souvenirs, ça vous ouvre le cœur.

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