J'ai accouché d'un... roman!
J'ai accouché d'un roman.
Oui parfaitement!
Accouché!
Et que personne ne vienne me dire le contraire!
C'était tout pareil. La douleur, les doutes, la joie.
Vous en doutez?
Laissez-moi au moins vous expliquer...
Tout a commencé comme ces choses-là commencent toujours : sans qu'on soit tout à fait sûre.
Pour moi c'était en novembre. Trois paragraphes passionnés.
Très vite j'ai fait le test : je les ai relus, corrigés, vérifiés.
Je voulais en avoir le coeur net!
Et... Bonheur!
C'était positif!
Le potentiel était là!
Et après?
Ça ne veut rien dire ça, le potentiel.
Alors j'ai fait comme il faut faire : j'ai attendu, sans rien dire.
Deux mois ont passé et une nuit c'est venu. D'un coup. Insomnie.
Engluée dans une fièvre créatrice, j'ai vomi. Vingt pages.
Violent.
Euphorisant.
Au petit déjeuner déjà la langue se déliait!
Il était bien vivant!
Il tiendrait!
Ça ne faisait pas tout à fait trois mois. Et alors?
D'autres pouvaient douter - je n'en avais cure.
Moi je savais qu'il vivrait.
Oh! ça se voyait encore si peu...
C'était encore le début.
Comme tant d'autres avant moi, j'ai cru un temps que j'échapperais à la règle, que chez moi ça ne se verrait pas comme chez les autres, que ce serait plus facile - c'était naturel après tout.
Tu parles!
Un matin, les cernes. Immenses.
La faim sans fin.
Puis l'appétit qui subitement se tarit.
Ce mal. A la tête. Aux yeux. Au ventre. Au dos.
Déjà j'avais du mal à bouger, je grossissais.
Je restais assise, occupée à le faire grandir.
Car il grandissait.
C'était indéniable.
On pouvait le mesurer.
Sur l'échographie ça se voyait.
20 pages. 30 pages. 50 pages. Et d'un coup déjà 100!
Je ne pensais plus qu'à lui, à comment il allait changer ma vie.
Devant les autres je faisais semblant.
J'évoquais la météo ou le dernier événement international.
En réalité, je me sentais possédée.
Je n'étais plus moi-même.
Savais-je encore qui "moi-même" était?
Alors forcément...
La nuit, le doute parfois.
Qu'est-ce qui m'a pris?
C'est horrible!
Quelle connerie!
C'était bien mieux avant! Plus facile! Plus tranquille!
Puis les pleurs.
Est-ce que j'ai bien fait?
Est-ce que je suis capable d'aller au bout?
La fatigue. Extrême.
Le stress que personne ne comprend.
Plus jamais! On ne m'y prendra plus jamais!
Il n'avait que six mois, encore si fragile mais déjà vivable.
Déjà entièrement formé.
Soulagement.
Puis il a continué à grandir encore, à prendre toute la place.
Là j'ai découvert qu'il pouvait en prendre plus encore!
Frayeur.
Il va me bouffer.
Autre frayeur :
Comment l'éjecter?
Et puis un jour c'est fini. Les contractions sont là!
Il va sortir!!!
Enfin je vais le voir, pour du vrai, en entier dans mes bras cajoleurs!
Ah non...
Fausse alerte.
Il faut croire qu'il n'était pas tout à fait prêt.
Les finitions s'éternisent.
Il faut attendre encore.
Je n'en peux plus d'attendre.
Je me sens lourde et gauche. Je me sens lessivée, bouffée, vidée.
Que reste-il encore de moi?
Je n'ai même plus faim.
Je ne dors plus.
Je l'attends et je le crains.
Et soudain il arrive!
Je le vois!
Il est là!
Dans le carton devant la porte.
Pour la première fois, je le tiens dans mes bras.
Je pleure.
Je l'aime.
Que voulez-vous? C'est une partie de moi.
Il est beau.
Oh oui!
Ne me dites rien sur son nez ou sa bouche ou ses yeux! Et rien non plus sur ses origines, à qui il ressemble ou ne ressemble pas! Non! Il est unique voyons!
Je le dorlote, heureuse.
Inquiétude - déjà!
Trop tôt il devra sortir.
Trop tôt d'autres que moi le porteront.
Oh j'ai peur! Que croyez-vous?
Ils le prendront dans leurs bras et ils le compareront avec un cousin, une tante, une grand-mère. Ils le regarderont et l'analyseront. Ils le dissèqueront de leurs yeux avides, iront jusqu'à lire son âme!
Non! Je ne veux plus qu'il sorte, qu'il aille dans le monde!
Trop tard!
Ce n'est pas juste.
Mon bébé à moi se retrouve déjà parmi les grands, lui qui est si petit.
Il a besoin d'attention et de protection et il est jeté dans la vie sans transition.
Et je ne peux rien pour lui.
Je voudrais que tout le monde l'aime et le respecte mais que puis-je faire?
Rien d'autre qu'attendre des nuits entières à me ronger les sangs, assise dans le noir sur le canapé du salon...
Vous comprenez, j'ai placé en lui tant d'espoir!
Je voudrais qu'il s'en sorte toujours, qu'il soit le plus beau et le meilleur. Mais à la vérité il y en aura toujours de plus beaux et de meilleurs, des plus moches et des plus bêtes aussi.
Je voudrais aussi qu'il ait plein d'amis et que sa vie soit facile. Mais je n'ai rien d'autre que l'espoir et la foi.
De toute façon je le sais : il y a une part de chance.
Et contre la chance je ne peux rien, ou presque.
Je n'ai pas d'autre arme que l'attente. Et elle me semble soudain si vaine.
Neuf mois d'attente déjà et l'attente comme horizon nouveau...
Tourment.
Cette fois j'en suis certaine : je suis bel et bien maman.
A bien y réfléchir pourtant, il y a une grande différence.
Ce bébé-là, je l'ai fait pour les autres.
Il ne m'appartient déjà plus. Si tant est qu'il m'ait appartenu un jour.
La coupure est brutale.
Mais elle est nécessaire.
Je le regarde déjà s'éloigner...
Mon premier roman.
Et avant qu'ils ne l'emportent tout à fait, j'ai juste le temps de murmurer au creux de son oreille : "Bonne chance!"