Ces mots, ce sont mes larmes à moi.

Les photos.
Leurs visages.
Jeunes.
Pas de rides aux coins des yeux.
Souriants.
Vivants.
Photos de vacances, de soirée.
Photos d’amitié.
Photos coupées : un autre se tenait tout contre eux, qui n’y sera peut-être plus.

C’est seulement là que j’ai pleuré. Devant la personnification du massacre.
La foule compacte s’étiole en individus. En foule, on peut tout.
Un par un ne reste que le silence de la peine.

Sur les réseaux sociaux, des photos circulent.
Sur la page du groupe qui chantait ce soir-là au Bataclan. Sur d’autres, dédiées.
Des bouteilles à la mer.
Des gens qui en cherchent d’autres.
Des noms, des âges, des images.
Ces photos-là, qui fendent le cœur.
Réceptacle de douleur.

Ils cherchent. Ils cherchent.
Et ils ne trouvent pas.
On regarde l’heure du message.
Le contenu du message.
Ils cherchent depuis hier, vendredi 13 septembre 2015 (vendredi 13! et journée de la gentillesse! quelle ironie!), 21 heures.
Et on sait, ils savent eux aussi, sûrement, forcément, mais sans pouvoir s’y résoudre, en attendant confirmation, en attendant miracle, sûrement, forcément.
Dans ma tête, une phrase résonne : « tu ne le reverras plus ».
Et je regarde encore cette photo, et cette autre, et celle-là aussi et, bon dieu qu’ils sont jeunes!
Pas de cris. Pas d’effusions. Quelques larmes. Simplement. Silence de la peine.

Hier soir, 21h et quelques minutes, fil d’actualité facebook, titre du monde sur un carré gris – pas d’images encore, ça viendra.
Tirs sur une terrasse du XIe arrondissement.
Pas d’autre information. Pas de détails.
Il faudra attendre.
On regarde une série. On rit. Deux épisodes. Une heure s’écoule dans l’innocence de celui qui ne sait pas encore. La vie est douce.
Fil d’actualité facebook.
Quelqu’un a écrit « bon bah c’est la guerre… ».
Il était 22h15.
Plus bas, une photo de l’Olympia postée plus tôt dans la soirée, avec un commentaire « tout va bien ».
D’autres :
« Nous sommes à la maison et tout va bien… »
« On est OK mais donnez de vos news ! »
« Pour ceux qui s’inquiétaient, je ne suis pas à Paris ce week-end »
« Les parisiens donnez des news s’il vous plait ! »
« Ok pour moi »
Il s’est passé quelque chose.
Il s’est passé quoi ?
QUOI ? QUOI ? QUOI ?
Des articles titrent sur des attaques terroristes.
On cherche.
Vite.
Très vite.
On a peur de l’ampleur.
On suit les liens.
Articles.
On se donne à voix haute les informations qu’on obtient.
Tirs à la kalachnikov sur une terrasse de café.
D’autres tirs, plus loin.
Des morts.
Prise d’otage au Bataclan.
Bombe près du stade de France.
La première chose, la toute première chose que j’ai pensé, comme un cri dans ma tête, et que j’ai dite, doucement, puis plus fort, de plus en plus fort, c’est : merde !
Merde !
MERDE !
MERDE !
Merde parce que la France est encore victime d’attaques terroristes.
Merde parce qu’elles sont coordonnées.
Merde parce que c’est terrible.
Merde pour la suite.
Parce qu’il y aura des conséquences.
Après je n’ai plus eu assez d’espace dans ma tête et pour les conséquences et pour ce qu’il se passait.
Il n’est resté que cela : le suivi des faits parisiens.
La première crainte c’est que ces explosions appellent à la division pour frapper plus gros.
La première crainte c’est celle qu’on n’est pas au bout des annonces.
La première image c’est celle du match France-Allemagne. Une vidéo. Quelques secondes. Une déflagration. Le match continu.
La première sensation n’a pas été la peur.
La première sensation a été l’insécurité.
Quelles sont les portes de sortie ?
Il n’y a pas de logique autre que la recherche mentale d’un abri – si besoin.
Et pourtant… je n’y étais pas.
On vérifie tous les messages. Qui va bien. Qui a écrit quelque chose.
Il en manque.
Il en manque beaucoup trop!
Sms.
On écrit des sms.
Un, deux, trois, cinq, dix.
On écrit à tous les parisiens qu’on connait.
« Tu vas bien ? »
C’est ça, mon sms.
Tu vas bien ?...
J’ai pensé à utiliser d’autres mots. Je n’ai pas voulu.
On a quoi en français pour demander si on a survécu ?
Es-tu sain et sauf ?
C’est à cela que j’ai pensé.
Sain et sauf.
Je n’ai jamais utilisé ces mots.
Sauf peut-être à l’écrit. Sauf peut-être pour raconter une histoire. Sauf peut-être pour commenter un texte historique, en classe, sur la guerre, la guerre que je connais : des photos, des récits.
Je ne veux pas dire « sain et sauf ».
Ni sauf tout seul d’ailleurs.
Ce terme ne fait pas partie de ma réalité.
Je ne veux pas qu’il en fasse partie.
Je le renvoie dans la sphère des mots inutiles.
Barre-toi !
J’ai dit : « ça ne fait plus la même chose qu’en janvier ».
Pourquoi ?
H. me répond qu’en janvier, c’était le symbole.
C’est vrai.
Pourtant là c’est nous tous.
On s’habitue à ces choses-là ?
Dans le fil du monde live, une photo d’Hollande.
Une allocution.
En direct.
Peu avant minuit.
Attaques terroristes.
Etat d’urgence.
Fermeture des frontières.
Renforts militaires.

Guerre.
Déjà le mot apparaissait. Toi non plus, je ne te veux pas !
Mais celui-ci se fraye un chemin dans ma réalité.
Etat d’urgence.
On pense à la guerre, forcément.
C’est un terme de manuel scolaire ça.
Un terme de manuel scolaire et de notre réalité, aujourd’hui, maintenant, tout de suite.
Au-dessus de la vidéo des messages passent en bannière :
Alix a été signalée en sécurité. Mathilde a été signalée en sécurité. Manu a été signalé en sécurité.
Les informations pleuvent.
Mais toujours pas assez vite.
Il en manque, encore.
#porteouverte vient d’apparaitre.
Des messages sont relayés : « j’habite près de…, venez si vous êtes dans la rue ».
On ne parle plus.
On lit à voix haute.
Puis on n’a plus de voix.
On lit dans sa tête.
On n’a plus la force de faire porter la voix.
Les mots s’alignent.
Des photos d’ambulances, de sirènes, de policiers, CRS, gendarmes, militaires, armes en travers du torse.
Heureusement qu’on a une armée professionnelle.
J’ai pensé cela.
Je ne voudrais pas penser cela.
C’est encore la guerre qui s’immisce.
Saleté !
« Une centaine de morts au Bataclan… Putain… »
Ca sort d’où ça ?
Comment il sait ?
Il faut qu’on regarde la télé !
On n’a pas de télé.
Qu’est-ce qu’on peut regarder en direct sur internet ?
BFM.
Les images sont animées.
Le son des sirènes crie à nos oreilles.
Le bandeau en bas de l’écran.
Une centaine de morts.
Ils sont où ceux qui n’ont pas répondu ?
Ils sont où bordel ?
Les hôpitaux de Paris ont déclenché leur « plan blanc ».
Je pense à ceux qui soignent.
Ils n’ont pas l’habitude de ces plaies-là.
Balles.
Cas d’école.
Et cette réalité qui n’en finit pas d’être transformée !
Le Bataclan.
Ca dure.
Les journaux titrent « j’ai marché sur des corps, il y avait du sang partout ».
C’est ça le titre qu’on choisit à 1h30 du matin ?
C’est comme ça qu’on choisit d’informer la France ?
Je ne veux pas de cette peur.
Je ne veux pas de ces mots.
Guerre.
Les pensées se mélangent.
Ces lieux. Ces rues. Voltaire. Charonne. Xe. XIe.
C’est là où sortent les jeunes.
Si proche du canal St Martin. République.
C’est là où on aurait pu être si on habitait encore Paris.
C’est là où nos amis sortent.
C’est là où ils auraient pu être.
Leurs réponses le confirment.
Mélanie était au petit Cambodge il y a deux mois. Elle habitait et travaillait rue de Charonne.
Yoan était avec des amis au Carillon jeudi. Et il habite à St Denis, tout près du stade.

Ils ont visé la jeunesse.
Les pensées se mélangent.
Dans d’autres pays c’est comme ça tous les jours.
Tous les jours.
C’est ça, la guerre.
Sûrement.
2015. Mourir en France tué par une kalachnikov à la terrasse d’un bar.
Cette phrase ne tient pas debout.
Je ne tiens pas debout.
Plus de mots.
Plus de sens.
Éparpillement de la pensée.
J’ai dit « heureusement qu’on n’a pas d’enfant ».
Et j’ai pensé à tous ces amis jeunes parents.
Et j’ai pensé à cette phrase tant haïe et tant répétée par ceux de la génération d’avant : « quel monde laisse-t-on à nos enfants ? ».
Hors de mon chemin !
Presque tout le monde a répondu.
Ils vont bien.
Merci.
A 2h20 j’hésite à éteindre le téléphone pour dormir.
Au réveil, il n’y a pas de temps mort avant de se rappeler des événements de la nuit.
Ils sont intégrés.
Ils sont devenus réalité.
La nuit les a consolidés.
Les quelques messages en suspens ont reçu leurs réponses.
Le fil d’actualité de la nuit n’apporte pas d’éclairages supplémentaires.
Il faudra attendre.
Images de la tour Eiffel éteinte et des couleurs de notre drapeau sur les constructions symboliques de ces autres Etats.
Messages de compassion.
Amis d’ailleurs qui écrivent et vérifient, qui nous assurent de leurs pensées, de leur présence.
Leur pays aussi a connu cela.
A la question « tu vas bien ? », Virginie me répond « Oui. Suis vivante »
Et moi : « je cherche quoi répondre et ne sais pas… Ca n’arrive pas, normalement, de demander ça, de répondre ça… »
Dans quelle normalité ?
Dans quelle réalité ?
C’est tombé.
Interdiction de se réunir.
Interdiction de se rassembler.
Forcément, on pense à 39-45.
On comprend aussi le choix.
Les musées, les marchés, les mairies, les écoles sont fermés.
Certains cinémas et enseignes également.
On voudrait être ensemble. Faire corps. Montrer notre unité. Notre résistance.
Et Paris ne peut pas se réunir.
Et Paris ne peut pas se mettre debout.
Alors Paris dépose des bougies. Et des fleurs. Et des cœurs.
C’est là que je regarde leurs photos.
Ceux qu’on recherche.
Ceux qu’on ne trouvera plus debout.
On se sert dans les bras en silence.
C’aurait pu être n’importe lequel d’entre nous.

Pour eux, pour nous, pour les enfants, la musique continuera.
Le Carillon à nouveau sonnera!

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