Appel à une lecture empathique 

Il n'y a pas d'histoire. Je n'ai rien à vous dire. Ni ce que ce roman aurait dû être, ni où, ni quand il aurait dû se passer. Je ne vous dirai même pas le temps qu'il aurait fait. Même ça, vous ne l'aurez pas. Je vous laisse avec cette brume d'interrogations et d'ennui.

Pourquoi? Mais parce que vous manquez d'amour! Oui! Je vous refuse cette histoire parce que vous manquez d'amour. Terriblement. Qu'il vous aurait fallu être prêt à la recevoir. Oui! C'est cela... Le roman ne vous donnera rien parce que vous n'êtes pas prêt. Finalement ce n'est pas tant moi qui vous le refuse. C'est le roman lui-même qui se refuse à vous. Vous voyant arriver, il s'est vidé de son sang. Il a pensé qu'à vous, ça ne valait pas la peine de donner.

"Celui-là n'a pas le cœur à aimer. Je m'en vais!"

Et le voilà parti!

250 pages plus blanches que blanches. Javellisées. Envolées.

Ne me dites pas que vous ne saviez pas! On se prépare avant de lire. Oui Madame! Oui Monsieur!

Vous croyiez qu'il vous suffisait de chauffer de l'eau pour un thé et de tapoter les oreillers ? Et puis quoi encore? Quelle erreur de jeunesse... Que vous a donc appris l'école, la petite, puis la grande, celle des amphithéâtres ou de la vie? Allons! Répondez!

Pas à lire, vous dites?

Non, ce n'est pas tout à fait ça... Vous ne pouvez pas le dire comme cela... L'école vous a appris la lecture comme elle vous a appris l'arithmétique, seulement, elle a oublié de vous enseigner comment se préparer à elle.

Vous me faites peine à voir. 

Vous vous attendiez une fois de plus à vous laissez transporter dans une histoire, paresseux! Non! Je refuse ces excès de langage! Il suffit! Un peu de concentration maintenant! Il est nécessaire que vous compreniez. Vous ne pouvez tout de même pas continuer à passer à côté de la lecture !

D'abord il vous faut comprendre un fait essentiel et douloureux : l'histoire n'a pas besoin de vous pour exister. 

Oui, vous avez bien entendu! L'histoire n'a pas besoin de vous pour exister. Puisque je l'ai créée, elle existe déjà. Elle a déjà existé. Elle existera toujours. La question n'est pas de savoir si elle prend forme dans une autre dimension ni si les connaissances actuelles en physique quantique nous permettrait d'affirmer que le présent étant éternel, même si l'histoire est oubliée, elle persiste dans le temps. Non. Laissons ce débat à d'autres. Ce n'est pas l'objet de notre discussion.

L'histoire existe donc, ne serait-ce que dans ma tête. Elle ne se rejoue pas sans cesse mais je peux y faire appel, maintenant, tout de suite, la semaine prochaine ou dans dix ans. 

Elle sera altérée? Pensez-vous! Oui, Chateaubriand affirmait dans ses Mémoires que les souvenirs se détériorent forcément, qu'on ne peut plus être certain de leur véracité... Mais ils existent, voyez-vous, vrais, pas vrais, ils existent. Et telle est cette histoire qui vous est refusée.

Vous pourriez croire que ce roman a besoin de vous pour se propager. À quoi sert-il donc qu'il n'appartienne qu'à une seule personne?

Mais il ne m'appartient pas, détrompez-vous! Il est simplement venu me demander ma main et de la concentration pour prendre chair. Il lui est bien égal d'être dévoilé à d'autres. Cela est même sa problématique. Chacun de vous le verra à sa façon et que fera-t-il de sa multiplicité nouvelle? Chacun de ses personnages sera vu des milliers de fois par une lorgnette différente. Chacun ne sera compris que par une facette. Et le roman, en enfant obéissant, se laissera décharné, morcelé, occupera ses quelques instants de répit à se reconstruire, rêvant à jamais à son unité violée.

C'est donc le roman qui s'offre au lecteur. Lui n'a pas besoin de vous.

Maintenant que vous savez, vous pouvez bien faire quelques concessions.

Il vous faut donc vous préparer.

Vous devez avoir le cœur ouvert. 

Mais non! C'est une image!

Voyez, c'est d'ailleurs là un bon exemple. Il vous faut arriver vierge, retirer de vous toutes ces interprétations hâtives, toutes ces cases bien huilées où vous rangez à longueur de journée ceux que vous croisez. 

Oh! Ne faites pas les mijaurées ! Vous parlez à une habituée là. Oui, eh bien comme cela vous saurez!

Je disais donc : soyez vierges. Et pourquoi pas au sens propre en sus. Oui, se faire dépuceler par des mots vous offrira une jouissance dont vous n'auriez pas vu l'ombre jusqu'à vos quarante ans, croyez-moi!

Le cœur ouvert donc...

C'est un concept important.

Le cœur ouvert à la lecture.

C'est cela que l'école a omis. La seule chose de véritable importance pourtant.

C'est un exercice. Il faut vous exercer.

Commençons !

Prenons un livre. Au hasard.

Les Choses de Georges Perec.

Vous voyez! Déjà vous recommencez!

Je vous entends d'ici! 

Perec, c'est scolaire, c'est chiant...

Bon, je ne dirais rien parce que c'est un exercice mais tout de même !

Tâchez de faire un effort!

Je le répète : ayez le cœur ouvert!

Donc...

Les Choses...

Voilà comment ça commence :

"L'œil, d'abord, glisserait sur la moquette grise d'un long corridor, haut et étroit."

Ne me réclamez pas Harry Potter, bon sang de bonsoir!

On entend vraiment de tout ici!

Bon, cette phrase, qu'en pensez-vous?

C'est descriptif ?

Oui, certes. Ensuite?

C'est chiant?

Ah! Vous dehors! J'en ai assez entendu! 

Un autre?

C'est au conditionnel?

Oh! Il en faut toujours un je-sais-tout! Un petit malin qui croit que le savoir a réponse à tout. 

Ne confondez pas. Ce n'est pas l'école ici! C'est un roman! Le par-cœur ne suffit pas, il va falloir penser. Les temps verbaux je m'en moque autant qu'ils sont importants. Ce n'est pas l'objet de notre discussion, loin s'en faut!

Une autre idée?

Ça vous rappelle chez votre grand-mère ?

Ah! Nous y voilà!

Voyez-vous, celui-ci n'est pas vierge. Les souvenirs l'encombrent. 

Une phrase de rien du tout et nous voilà chez mamie. Et ensuite?

Ensuite s'il venait à passer un personnage (mais, rassurez-vous, dans Les Choses il en passe bien peu) il deviendrait l'un des personnages vus chez grand-maman. Vous auriez beau y faire, ce sera mélangé et vous ne comprendriez plus ni le roman ni grand-mère.

Il vous faut donc, avant de lire, utiliser l'aspirateur à souvenirs au risque de ne pas entrer dans le récit, d'accepter sa surface en la croyant profondeur, de limiter votre compréhension aux schémas connus.

Pour éviter ces affreuses conséquences, je n'ai qu'un conseil à vous donner : du neuf! du neuf! du neuf! 

Comment ça, vous ne comprenez pas?

C'est un principe pourtant simple! 

Renouveler les souvenirs pour éviter l'embolie.

Bon, cela vous pouvez le faire.

Exercez-vous!

Prenez des livres, ouvrez-les, étudiez-vous.

Tant que vous calquerez du connu sur de l'inconnu c'est que vous n'êtes pas prêt. Du neuf! du neuf! du neuf!

Ce n'est pas tout. 

C'était la première étape.

Pour la suite il me faut introduire un nouveau concept.

Le faux actif.

Oui, vous pensez que lire est bien différent de regarder la télévision. Ne serait-ce que pour les yeux!

Pour les yeux, je n'en sais rien. 

Et pour le reste non plus.

Oh! C'est bon! Ne faites donc pas les outrés !

Je les connais bien les études qui prouvent la réduction de la créativité et l'accroissement du sentiment d'insécurité à cause de la télé! Oui Madame! Oui Monsieur!

Je disais cela pour vous faire réagir, voilà, c'est dit, j'en suis réduite à cela pour m'assurer de votre concentration!

Oui, je pense comme vous : la lecture est un processus actif, regarder la télé c'est passif.

Oui mais... pas toujours!

Il va falloir une fois encore que je démonte une idée reçue...

La lecture peut être passive.

Oui.

Vous pouvez lire comme vous regardez la télévision. Sans questions. Sans réflexion. Sans recul.

Ça arrive même très souvent.

Vous lisez et vous regardez le film derrière la paroi de vos tempes.

Ils s'embrassent.

Vous pleurez.

Ils blaguent.

Vous riez.

Je vous entends d'ici : eh ben quoi, si c'était drôle?

Je ne juge pas, détrompez-vous. Je dis simplement les choses comme elles sont.

Vous en conviendrez donc (il n'est nul besoin de chercher bien loin pour comprendre) : on peut être lecteur passif.

Je le rappelle : ceci n'est pas une excuse pour regarder plus de télévision!

Résumons à ce stade :

vous êtes empreints de modèles que vous ne cessez de recalquer sur vos lectures. En d'autres termes : vous n'êtes pas vierge.

Vous êtes un lecteur qui peut être passif (j'évite ici tout complément circonstanciel de temps. Vous êtes bien assez grand pour être honnête avec vous-même).

Vous comprenez déjà, j'en suis sûre, pourquoi le roman est parti faire un tour.

Vous ne vous connaissiez pas mais il vous connaissait, lui! 

Il vous a vu arriver avec vos grands sabots et il a pensé "un de plus, je ne peux plus!"

Voilà. C'est très simple.

Je ne lui jette pas la pierre, voyez-vous, je le comprends.

Et vous-même? Le comprenez-vous ?

C'est là notre troisième point.

Pouvez-vous comprendre que le roman ait voulu disparaître?

Si vous ne comprenez pas, recommencez tout depuis le début. Vous avez sûrement été victime de lecture passive.

Lorsque vous aurez relu et que vous parviendrez à cette phrase-ci, que vous répondrez oui à la question ci-dessus, alors seulement: continuez.

Ce point est essentiel parce qu'il révèle votre ouverture d'esprit, votre capacité d'empathie.

Et il en faut pour la lecture!

Vous ne pouvez pas, voyez-vous, vous arrêter sur le seuil d'un personnage sous prétexte qu'il est méchant. Et méchant d'ailleurs, c'est si mou. Franchement, vous n'auriez pas pu trouver autre chose? pervers? idiot? ravagé? cruel? dépendant? dépressif? maniaque? apeuré? isolé? envieux? Voyez ce petit éventail de possibles qui se cache derrière ce terme plat de "méchant". Vous ne pouvez plus vous contentez de votre vision manichéenne du monde. Il va falloir aller au-delà des apparences, creuser le récit, accepter ses différents niveaux.

Méchant ne suffit plus.

Méchant existe parce que vous avez refusé l'empathie, parce que vous avez refusé d'aller au fond des choses, ou plutôt au fond de vous-même.

Oui, parce que comprendre un personnage, s'ouvrir à l'empathie, ne peut pas être refusé sous prétexte que vous êtes différent.

À d'autres ! Je vous avez prévenu : vous parlez à une habituée !

Il va falloir que vous compreniez cela aussi (et cela aussi est douloureux): vous pouvez comprendre tous les personnages parce que vous êtes tous les personnages!

Vous riez maintenant!

On aura tout vu!

Regardez-vous donc!

Voyez comme votre cœur est sec! Voyez!

C'est cela que le roman avait vu...

Reprenez-vous, qu'on en finisse!

Oui, vous êtes tous les personnages.

Vous pouvez être quiconque, comprendre quiconque.

Oh! Je vous entends d'ici!

L'amour, la tendresse, la tristesse, oui, ça vous voulez bien l'admettre, mais le reste, vous refusez d'un bloc!

Vous n'avez donc pas de colères, vous n'êtes jamais injuste, ne trompez-vous personne, anges que vous êtes?

Ne me répondez pas, ce n'est pas la peine. Je connais déjà vos réponses.

Ah! Vous voilà pris dans le petit jeu habituel!

Énoncer les pires meurtres et affirmer que cela vous dépasse, que vous ne pouvez pas le comprendre.

Je n'ai pas le pouvoir d'imposition.

Libre à vous de le croire.

J'affirme cependant que tout humain étant en possession de ses capacités mentales est en mesure, s'il en fait l'effort, de comprendre un autre humain dans son entièreté. (Je dis bien comprendre, pas approuver!)

Et j'affirme cela parce que je crois que chaque humain possède en lui la variété des émotions et des décisions.

Un libre arbitre choisira une direction. Pour un autre, elle sera différente.

Pourtant il nous a fallu filtrer l'ensemble des possibles avant de faire notre choix.

Tu voudras penser que certaines options n'en sont pas.

Sache que c'est simplement que tu les as retirées d'office.

Mais elles sont tiennes.

Toutes les options t'appartiennent.

(Tu vois, je te tutoies même maintenant. C'est qu'on est plus proche. C'est l'honnêteté qui nous a rapprochés.)

Tu as filtré toutes tes options, même si c'était la nuit, même si tu étais seul(e), même si c'était pour voir, sans le vouloir vraiment.

Je sais que tu sais.

Et tu sais que je sais.

Bon. Maintenant tu peux admettre que c'est possible.

Tu peux comprendre chaque personnage, même le pire. Tu peux entrer dans des colères féroces et mettre le feu à une forêt. Tu peux voler et frapper. Tu peux tuer avec lui et regarder mourir. Oui. Tout cela tu le peux. Ne dis pas non. Tu le sais.

Écoute maintenant. C'est important.

C'est bien.

Oui.

C'est bien que tu puisses faire tout cela, être tout cela (dans le roman j'entends, car la réalité ne saurait le permettre!)

Cela te permet de comprendre qui est le personnage.

Ne te hâte pas dans tes jugements.

Je t'ai dit : abandonne donc tes cases bien huilées avant de t'embarquer dans la lecture!

Tu m'écoutes ou quoi?

Tu me fais répéter!

Tu ne peux pas te limiter à cette partie du personnage que tu apprécies. Non. Tu dois le comprendre franchement, t'enfoncer dans sa chair, le vivre entièrement.

Alors tu exploreras ces parties de toi dont tu reniais l'existence.

Maintenant que tu les connais, tu nous a protégés tous, et toi en premier lieu.

Maintenant que tu as expérimenté le pire, que tu sais à quoi t'en tenir, que tu l'as vu en toi, que tu peux le regarder sans peur, tu l'as tué.

C'est fini. 

Il est mort par ton acceptation.

C'est à cela surtout qu'il faut être préparé avant la lecture. 

L'empathie. 

D'abord pour soi-même.

Et ne crois pas pouvoir lire activement sans cela.

Comment espères-tu comprendre la lumière lorsque tu refuses de voir l'ombre?

Ne comprends-tu pas que ce sont là deux faces d'une même pièce?

Voyons! Tu le sais pourtant!

Maintenant tu peux lire.

Maintenant que tu as le cœur ouvert.

Oh! Revoilà le roman!

Il est prêt à s'offrir à toi, à être disséqué lorgnette après lorgnette. 

Il sais que tu es prêt.

Je l'entends dire ; n'entends-tu pas?

"Celui-là a le cœur à aimer!"

Inspiré par le film "Le Camion" de Marguerite Duras

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